Depuis ses premières représentations picturales, vers 1530, jusqu’à la mise au point de sa forme actuelle par la famille Tourte, l’archet de violon a connu deux siècles et demi d’une riche évolution. Ce processus complexe s’est déroulé parallèlement à l’émergence du répertoire et à l’histoire du rôle social de l’instrument. Les diverses formes qu’ont adoptées les archets sont autant de réponses à des demandes musicales très spécifiques. Elles ont pu aussi les précéder. Les compositeurs, bien souvent violonistes, ont sollicité les facteurs mais ont aussi écrit en fonction des possibilités de leur outil. Il y a eu une constante interaction. L’aboutissement actuel de l’archet est le fruit de cette synergie.
La connaissance que nous avons des archets du passé s’appuie, pour une part, sur l’étude des collections originales. Malheureusement elles sont constituées surtout de spécimens des XVIIIe et XIXe siècles. Les pièces des périodes antérieures y sont très peu représentées. Pour les aborder, on a donc recours à l’iconographie. Outre les informations sur les formes et les dimensions des baguettes, elle renseigne sur le contexte musical, la tenue de l’archet et du violon et les caractéristiques de montage de l’instrument. Cela nous donne des indications précieuses sur la fonction de chaque modèle rencontré. Dans un dernier temps, la reconstitution à l’identique d’un prototype nous éclaire sur ses capacités sonores et d’articulation.
LES ARCHETS RENAISSANCE
Au XVIe siècle, les violonistes sont avant tout des professionnels employés par les cours ou les villes pour jouer des musiques de danse dans les festivités, les dîners publics ou privés, les mariages fastueux, les visites d’état. Ils exécutent la musique du ballet de cour en France et du masque en Angleterre. Le violon est utilisé au théâtre, dans l’intermedio italien, mais aussi à l’église où il accompagne les voix. L’iconographie nous le montre également dans des couches plus basses de la société, dans les tavernes ou menant un cortège de noces à la campagne.
Les représentations de l’archet de violon pendant ses deux premières décennies le dépeignent sous la forme assez rudimentaire d’une simple baguette arquée prolongée par une poignée. Il n’est doté d’aucun système de tension du crin. Il diffère peu des premiers spécimens réalisés pour la vièle médiévale. La variété des longueurs et des grosseurs témoigne des tâtonnements dans la facture des archets de l’instrument naissant.
Dans la deuxième moitié du XVIe siècle, un modèle plus complexe semble s’imposer. Cet archet est très court (entre 40 et 45 cm) et robuste. Au talon, la mèche est fixée dans la baguette. À la pointe, elle la traverse et est retenue par un nœud. C’est en insérant la hausse entre le bois et les crins qu’on les met sous tension. L’archet en condition de jeu est droit sur la moitié inférieure de la baguette et descend doucement vers le point d’attache des crins. La hauteur de la mèche est assez importante entre le talon et le milieu. Elle est nulle à la pointe.
Le modèle d’archet en vogue à chaque époque doit être mis en relation avec l’instrument sur lequel il est joué. Au XVIe siècle, les cordes sont plus grosses qu’aux époques ultérieures. Le surcroît de tension qui en résulte est cependant atténué par le faible renversement du manche. Le chevalet, assez plat, est situé très bas sur la table. L’archet est donc toujours joué loin du chevalet. On peut supposer qu’une certaine fermeté de baguette est requise pour mettre ces grosses cordes en vibration. Ce que confirme l’expérience de la reconstitution. Même si elle est réalisée dans un bois souple, par exemple celui d’un fruitier européen, matériau presque exclusif des très rares originaux de l’époque, une baguette aussi courte et épaisse sur la majorité de sa longueur ne peut être que rigide. Cette résistance est de plus relayée par une forte tension de la mèche. Sur les images, l’archet est saisi assez bas pour profiter de la longueur maximale. Le pouce est souvent placé sous la hausse. L’instrument est tenu sur la poitrine ou l’avant-bras. L’ensemble de la posture doit contribuer à imprimer une certaine pression sur les cordes. Mais l’émission était-elle réellement difficile ? Quel timbre recherchait-on ? Bien sûr, il serait vain de vouloir définir l’esthétique sonore d’une époque à partir des seules sources iconographiques. Cependant la singularité des conceptions de montage du violon nous autorise à penser que les critères privilégiés pour la fabrication d’un archet font partie d’une stratégie cohérente d’adaptation à des choix musicaux.
Le violon étant surtout dévolu à la musique de danse, on devait attendre de cet archet des qualités rythmiques liées à un timbre pénétrant qui favorisent la scansion. Il devait permettre à l’instrument d’emplir une salle de bal et de se faire entendre parmi les instruments à vent et à percussion. La pratique de l’ornementation et de l’improvisation requerrait une agilité plus grande que ne le suggèrent les thèmes simples de la danse. L’articulation claire, la précision rythmique et la légèreté en tête de ce modèle facilitent l’exécution de ces figures rapides.
LES ARCHETS BAROQUES
Au tournant du XVIe siècle, le répertoire instrumental savant qui se crée en marge de la polyphonie vocale va faire une place de plus en plus importante au violon, qui bénéficie en outre des progrès de la lutherie. Il ne se limitera plus à la pratique du doublement des voix, mais se verra confier des ritournelles au caractère purement instrumental aussi bien dans la musique sacrée que profane. Par sa brillance et sa tessiture, il peut rivaliser avec les voix. Dans cette période marquée par l’éclosion du madrigal et l’engouement pour l’opéra, il gagne ses lettres de noblesse et se répand dans toutes les couches de la société. Les premières compositions qu’on lui consacre au début du XVIIe siècle mettent en valeur le jeu d’archet.
Avec l’émergence du répertoire virtuose et expressif du violon, les qualités exigées d’un archet vont évoluer. À la fin du XVIe siècle, il s’était déjà bien allongé et affiné. Il n’avait pas encore de tête réellement marquée. Les crins étaient encore noués à la pointe et il n’était pas possible de jouer jusqu’au bout de la mèche. La nouvelle musique qui s’écrit suppose qu’on accroisse la longueur de mèche utilisable. Cela favorisera des coups d’archets plus subtils, une plus grande variété de timbres, un plus large éventail d’expressions et de dynamiques. Dans un premier temps, on va surélever la pointe en forçant la convexité de la baguette dans sa partie supérieure. Ce procédé préfigure l’apparition de la tête que l’on voit clairement représentée dans les années 1620. L’affinement et l’allongement de la baguette (entre 50 et 60 cm) ainsi que l’introduction de la tête vont donner un archet plus souple qui permet plus d’inflexion dans le jeu. Mais on va devoir intervenir sur deux paramètres pour compenser le problème de stabilité latérale qui en résulte : le choix du bois et le contrôle de la convexité.
L’un des principaux changements induits par les transformations formelles de l’archet réside sans doute dans l’adoption de bois denses qui gardent une rigidité satisfaisante pour des diamètres plus petits. Certes, elle n’est pas exclusive car on a longtemps encore utilisé des bois locaux courants comme le prunier, le noisetier ou le mélèze. L’iconographie au XVIIe siècle nous montre une cohabitation d’archets faits en bois clairs, sans doute des bois de pays et de baguettes plus fines, sans doute plus denses et probablement en bois exotiques, marron, noires ou orange. Cette indication de couleur, seule donnée que l’on puisse extraire des sources picturales, ne suffit pas à l’identification des bois utilisés. Il est difficile de savoir quelles essences ont été privilégiées à une époque où commencent à affluer les bois d’Amérique et d’Asie. Étant donné la rareté des archets originaux de l’époque, nous devons nous tourner vers les témoignages écrits. Ils sont de deux sortes : les traités et méthodes d’une part et les documents d’archives d’autre part (inventaires, factures, correspondances). On trouve une allusion aux bois d’archets dans le Traité des Instruments de Musique de Pierre Trichet qui date de 1640 : «J’ai voulu encore ajouter un mot touchant la fabrique des archets, lesquels étant faits de bois de brésil, d’ébène, ou d’autre bois solide, sont meilleurs et plus estimés.» Les deux bois cités sont assez inattendus. Le brésil est un terme qui a été donné de manière générique à différents bois servant à la teinture rouge. Celui qui nous est le plus connu est le Pernambouc, qui a été massivement exploité dès la découverte du Brésil en 1500. Mais au XVIIe siècle, le terme brésil désigne aussi un bois venu d’Extrême-Orient, le sappan, nom qui veut dire braise en malais. Le sappan est connu depuis l’Antiquité en Europe et il a été régulièrement importé depuis le Moyen Âge jusqu’au XVIIIe siècle. La possibilité que le Pernambouc ait pu être utilisé dans la facture d’archets avant les frères Tourte est vraiment surprenante car son emploi est indissociablement lié à l’émergence de l’archet moderne au XIXe siècle. Néanmoins, quelle que soit l’essence désignée par le terme « brésil », nous trouvons la confirmation des propos de Pierre Trichet dans l’inventaire après décès du luthier Paul Bellamy en 1612 : «une douzaine d’archetz tant neufs que vielz, dix autres archetz de brezil» ou celui du maître joueur de guitare Clemente Marini en 1611 : « deux bassecontres de violon…garnyes de quatre archets dont trois de Brésil et l’autre d’ebeyne » Par ébène, il faut sans doute entendre grenadille (dalbergia melanoxylon), matériau nettement identifié pour un certain nombre d’archets originaux recensés dans des collections. Ce bois est tout à fait reconnaissable dans plusieurs tableaux où, quand il jouxte un bois brun, il ne fait pas de doute qu’il est d’un beau noir d’ébène. D’autre part, l’inventaire du luthier Robert Despont en 1624 mentionne le cormier : « cinq douzaines d’autres archetz à violon de boys de cormier ». Le cormier, par son appréciable densité, est peut-être l’un des rares bois européens à pouvoir figurer, auprès des bois exotiques, parmi les «autres bois solides ».
Outre leurs qualités de densité et de dynamique, ces bois devaient présenter une bonne aptitude au cintrage. Même si les archets, toujours représentés tendus sur les tableaux, nous apparaissent convexes, l’expérience de la reconstitution convainc très rapidement qu’on ne peut pas obtenir un archet stable et réactif en se contentant de mettre sous tension une baguette droite. Il importe d’en retoucher ponctuellement la forme par le cintrage à chaud pour éviter qu’elle ne tremble ou qu’elle ne se balance sur la corde. Ce procédé donne aussi de la tension à la mèche. C’est certainement la subtilité de cette opération, sans doute utilisée auparavant mais moins cruciale sur de grosses baguettes, qui a permis à l’archet d’acquérir toute la vivacité nécessaire à l’exécution des figures typiques des premières sonates comme les trilles non liés ou les diminutions.
La convexité de l’archet a une incidence sur sa tenue. En effet, la distance entre le crin et la baguette est un facteur déterminant de la stabilité de l’archet sur la corde. Lorsqu’elle est grande, le centre de gravité est situé entre la baguette et la mèche, loin de la corde, alors que sur un archet plus plat, il est plus près du crin. L’archet très convexe a alors tendance à osciller de part et d’autre de la mèche. Les musiciens ont sûrement cherché à réduire l’inconfort suscité par la hauteur de jeu en rapprochant la main de la mèche. Ainsi on rencontre fréquemment dans l’iconographie une tenue de l’archet où le pouce, au lieu de former avec l’index une boucle autour de la baguette, est placé sous la hausse. En descendant le poids de la main et du poignet, on rapproche le centre de gravité de la mèche. La baguette, solidement maintenue plutôt que suspendue entre les doigts, n’a pas tendance à rouler sur la corde. Bien que souvent appelée tenue à la française et censée être liée à la musique de danse, cette saisie se retrouve dans un certain nombre de tableaux italiens de la première moitié du XVIIe siècle. Elle est citée aussi dans les traités anglais, allemands et français de la seconde moitié du siècle. Elle peut avoir une influence sur le volume sonore car elle permet de transmettre plus de pression mais aussi de la changer plus rapidement, en soulevant l’archet, pour des articulations incisives. Mais le manque de mobilité des doigts entrave une finesse d’expression et un jeu cantabile. Or le répertoire a continué à s’étoffer et à se complexifier en Italie à travers les sonates et les concerti grossi. Et c’est sans doute la raison pour laquelle on ne rencontre plus guère cette tenue dans les tableaux italiens dès le milieu du XVIIe siècle. Les différents écrits nous rapportent la préférence des Italiens pour un placement du pouce sur la baguette.
À la fin du XVIIe siècle, le concerto de soliste installe le violoniste dans une position nouvelle : il doit passer seul au-dessus d’un orchestre. Le timbre et la puissance doivent lui permettre de rivaliser avec la masse orchestrale. Mais c’est aussi l’écriture virtuose qui doit l’aider à se démarquer des parties d’orchestre. Cette relation du soliste aux autres instrumentistes va avoir des conséquences sur les archets.
Les témoins de cette époque font bien la différence entre les archets de solistes et ceux qui sont destinés aux musiciens d’orchestre. Ainsi le Manuscrit de James Talbot, qui est un recueil de notes sur les instruments prises entre 1685 et 1701, donne des précisions sur les longueurs des archets : 61 cm (2 pieds) pour l’orchestre, entre 65 et 68,5 cm pour la sonate ou le solo. La dimension de l’archet le plus commun paraît étonnement petite. Pourtant une autre source rapporte que les musiciens de l’orchestre de Corelli jouaient sur des archets encore plus courts : 50 cm (Robert Bremner Some Thoughts on the Performance of Concert Music (Londres, 1777). On peut estimer cette même longueur d’archets lorsqu’on examine les gravures représentant les orchestres lullystes. Cette taille implique une longueur de mèche comprise entre 40 et 43 cm, soit les deux tiers d’une mèche moderne. Les archets mesurant entre 65 et 70 cm sont plus nombreux dans les collections des musées. Ils sont aussi plus fréquents dans l’iconographie. Cela résulte du sujet même des tableaux : on dépeint plus souvent des scènes de musique de chambre ou des solistes renommés. Certains d’entre eux, comme Veracini ou Léopold Mozart, sont même représentés avec des archets pouvant dépasser 80 cm (l’archet actuel en fait 75). Alors que d’autres, Corelli, Somis, Locatelli, sont restés attachés à des baguettes courtes. Si ces musiciens privilégiaient encore la vivacité et la clarté d’articulation des archets typiques du début du XVIIe siècle, il semble qu’au XVIIIe siècle, on recherchait la possibilité de développer des phrases longues, une palette de nuances délicate et des changements de dynamiques raffinés.
Léopold Mozart décrit toute la subtilité du jeu d’archet dans sa méthode publiée en 1756 : « Chaque son, même l’attaque la plus puissante, a une petite douceur, à peine audible, au début de chaque coup d’archet ; ce ne serait autrement pas un son mais un bruit déplaisant et inintelligible. C’est pourquoi on doit savoir partager entre force et faiblesse et ainsi, au moyen de la pression et du relâchement, produire les notes de façon à ce qu’elles soient belles et mouvantes. » Le coup d’archet commence par un léger appui sur la corde, immédiatement suivi d’un léger crescendo à son commencement et d’un léger decrescendo à la fin. Dans les passages rapides, cela signifie que les notes sont clairement séparées et articulées. Quand le coup d’archet est plus lent, les notes ne sont pas soutenues à un niveau dynamique constant, mais elles sont animées par des crescendo decrescendo (messa di voce ou enflés) et par d’autres effets de nuance et d’ornementation. Sur une corde en boyau, on travaille plus par pression et que par allongement. Les méthodes recommandent toutes de ne pas faire intervenir la totalité du bras. « Le mouvement doit procéder du poignet et du coude, quand on joue des notes qui vont vite ; et très peu, ou point du tout, de la jointure de l’épaule» (Geminiani). L’archet doit pouvoir répondre immédiatement aux sollicitations de l’index, aussi bien au relâchement qu’à la pression. Il ne peut y avoir d’inertie. Le violoniste contrôle à chaque instant son action sur le son. Pour cela, il faut que la baguette allie souplesse et rapidité de réponse sur toute sa longueur. On lui demande une instantanéité à l’impulsion.
L’archet a acquis cette élasticité grâce à son allongement mais aussi à l’élévation de la tête. En outre, ceci a autorisé plus de liberté dans l’organisation des coups d’archet. En effet, avec un archet dont la tête est basse, le poussé est plus doux que le tiré. Si on veut jouer une note avec force, on doit s’arranger pour tirer l’archet, plusieurs fois de suite si besoin est, et aménager le reste de la phrase en fonction de ce principe. L’accroissement de la hauteur de tête procure une plus grande vigueur aux attaques poussées et affranchit de cette contrainte. Au milieu du XVIIIe siècle, on ne s’est pas contenté de façonner une tête plus haute, on a aussi accentué la convexité de la baguette au collet. La plus grande distance entre la mèche et le bois a eu un effet sur la stabilité latérale qu’on a corrigée en agissant sur le cambre. La baguette a acquis une forme générale en S, c’est-à-dire très convexe vers la tête puis devenant légèrement concave au milieu. Ce bombement à la pointe a une incidence sur le comportement de la mèche : une fois tendue, elle ne plaque pas forcément contre le bord de la tête. Et comme elle peut également bouger latéralement à la sortie de la hausse, cette liberté des crins contribue à la douceur de l’attaque dont parle Léopold Mozart.
La plus grande masse de la tête alliée à l’allongement de l’archet implique une sensation de lourdeur vers la pointe. Les musiciens compensent généralement ce déséquilibre en posant la main nettement à l’avant de la hausse (Corette précise, par exemple, que les Italiens tiennent l’archet aux trois quarts de sa longueur). Ce désagrément s’est trouvé sûrement atténué lorsque le système de tension de la mèche par la vis écrou a été inventé, sans doute vers 1730-40. Le poids du bouton avec sa tige filetée a entraîné un déplacement du centre de gravité vers l’arrière.
C’est aussi dans le deuxième quart du XVIIIe siècle qu’apparaissent les cannelures. Une gorge est creusée sur chaque pan de la baguette dans sa forme octogonale. L’archet est ainsi allégé sur au moins deux tiers de sa longueur dans sa partie supérieure. Plus qu’un rôle décoratif, cette technique a avant tout une fonction mécanique. Elle soulage le poids en tête tout en préservant la fermeté de la baguette qui conserve ses arêtes. À poids égal, un archet cannelé garde une plus grande rigidité qu’un archet rond.
Cette évolution de l’archet baroque au cours du XVIIIe siècle a été rendue possible par l’adoption d’un bois d’une exceptionnelle densité et homogénéité : l’amourette. Son emploi est probablement plus tardif qu’on ne le pense. On en trouve les premières allusions écrites en 1687 dans les traités de viole de Rousseau et Danoville sous le nom de bois de la Chine et dans le manuscrit de Talbot sous le terme de bois moucheté. Sa première représentation picturale vraiment explicite date de 1671. Elle est due à Abraham van den Tempel qui a très fidèlement reproduit un archet de viole dans le Portrait de la famille Leeuw. L’apparition tardive de l’amourette s’explique sans doute par son coût et sa rareté dus à sa difficulté d’exploitation. Elle était si précieuse qu’en Guyane, au XVIIe siècle, elle servait d’unité monétaire.
Dans le dernier quart du XVIIe siècle, on mentionne un autre bois : deux lettres de Jacob Stainer datées de 1678 font référence au bois d’Inde. Bois d’Inde est l’ancienne appellation du bois de campêche. Il croît naturellement au Mexique. On en a beaucoup importé aux XVIIe et XVIIIe siècles pour la teinture en bleu, violet ou noir. Il pourrait avoir eu plus d’importance dans l’archèterie qu’on ne le soupçonne puisqu’un siècle plus tard, en 1766, il est encore cité dans le « Dictionnaire portatif des Arts et Métiers » à l’entrée luthier : « L’archet doit être proprement travaillé en bois d’Inde garni de crins blancs… »
Cependant la majeure partie des archets baroques préservés jusqu’à nos jours sont réalisés en amourette. On trouve sporadiquement quelques archets en hêtre, en mélèze ou en fruitiers dans les catalogues des musées. Cette répartition entre les bois européens et la précieuse amourette reflète-t-elle l’ensemble de la production ? Si ces archets nous sont parvenus, c’est qu’ils ont été jugés dignes d’être conservés et assez prestigieux pour intégrer une collection. Or il semble, d’après les inventaires des luthiers parisiens, qu’il y ait eu différents niveaux de qualité de facture. Les archets les plus communs (archets de bois blanc chez Nicolas Bertrand, petits archets noirs sans vis chez Louis Guersan, archets de bois peints et archets de bois de ronce chez François Lejeune) occupent la moitié de la production et pourtant ils n’ont pas traversé les siècles. C’est tout un pan du jeu de violon de l’époque qui nous échappe.
LES ARCHETS CLASSIQUES OU « DE TRANSITION »
Dans le dernier quart du XVIIIe siècle, les choses vont évoluer très rapidement. L’esthétique musicale change. On s’éloigne d’un discours très articulé pour aller vers un style plus lié. On cherche à transformer l’archet baroque, conçu pour une articulation pointilliste, en un outil propre à développer une phrase souple et continue. Si on demande encore à l’archet classique une douceur naturelle d’articulation, on exige en même temps des attaques précises. On a aussi besoin de plus en plus de puissance car les orchestres s’étoffent. On cherche donc, dans ces archets, à combiner puissance, légèreté et élasticité afin de ne pas perdre toutes les qualités de finesse et de nuances de l’archet ancien.
Ces nouvelles exigences ont conduit encore une fois à l’allongement de la baguette, à la réduction de la convexité surtout à la pointe et à l’élévation de la tête. Mais celle-ci a adopté des formes variées qui ont eu une incidence sur le poids général et l’équilibre de l’archet. L’un des modèles les plus emblématiques de cette période, apparu dans les années 1770, présente une tête carrée assez massive dont la particularité est la présence d’une excroissance à l’arrière ; c’est la tête de marteau typique de l’archet Cramer. Elle est lourde et fait basculer le poids vers l’avant. Ce déséquilibre est encore accentué par la légèreté de la hausse très découpée. Bien qu’elle soit en ivoire, elle ne peut pas contrebalancer ce défaut que le violoniste compense en plaçant la main bien haut sur la baguette à l’avant de la hausse. La preuve nous en est donnée par la longueur des garnitures en soie qui protègent très loin le bois. Somme toute, la tenue n’est pas très différente de l’archet baroque, bien que l’instrument soit passé de la clavicule à l’épaule, toujours sans être serré par le menton. Le poignet et l’avant-bras droits sont actifs, mais le bras n’est pas encore investi dans la prise de son.
Pendant une vingtaine d’années, les modèles classiques vont se succéder. Les têtes s’affinent, perdent leur retour arrière, s’élèvent encore. Les baguettes sont de plus en plus concaves. Parallèlement à cette profusion de modèles, on expérimente diverses essences de bois. Ce sont différentes espèces très denses et dures que l’on rassemble communément sous la dénomination de bois de fer. On leur prête une bonne aptitude au cambrage et une grande fermeté. Parmi eux, on peut aisément identifier le swarzia panacoco, qu’on appelait ferréol ou bois de perdrix en France. Le nom de bois de perdrix était aussi donné au boco (bocoa prouacensis), au pao santo (zollernia paraensis) et au cochenille (libidibia corymbosa). Ces bois tranchés sous un certain angle offrent l’apparence du plumage de l’oiseau. Tous semblent être présents dans les collections d’archets. On peut aussi rencontrer le maçaranduba ou balata rouge, connu des archetiers sous le nom de bois d’abeille (manilkara bidentata), l’amourette, généralement non mouchetée, le grenadille et un bois de pays, le cormier. Malheureusement, tous ces bois, à l’exception du cormier et du maçaranduba aux performances mécaniques moindres, sont très lourds. Leur masse ne fait qu’accentuer le problème de déséquilibre de l’archet classique. Ce défaut n’est réellement atténué qu’avec l’emploi du Pernambouc, plus léger et malgré tout dynamique. Il est introduit dans cette dernière partie du XVIIIe siècle et ne devient majoritaire qu’au début du XIXe.
LES ARCHETS ROMANTIQUES
À la fin du XVIIIe siècle, les idéaux révolutionnaires et l’avènement de la bourgeoisie ont profondément modifié la vie musicale : le souci de démocratisation et l’intérêt croissant des classes moyennes pour la musique et l’éducation ont incité à la construction de vastes salles de concert, contraignant les instruments et les instrumentistes à développer une plus grande puissance sonore. L’essor de l’édition musicale en Europe a contribué à la diffusion de matériel didactique. Les méthodes de violon ont fleuri. Chacune voulant présenter le meilleur de la technique instrumentale, elles ont fait se côtoyer les écoles nationales. Ceci a abouti à une fusion des styles de jeu et de pédagogie. Cette uniformisation s’est confirmée dans l’enseignement prodigué au sein du Conservatoire de Paris, ouvert en 1795 dans le souci d’apporter une instruction libre et ouverte à tous.
L’archet évolue, lui aussi, vers une standardisation. François-Xavier Tourte, qui a d’abord travaillé avec son frère aîné Léonard sur les archets classiques, allonge encore la baguette et rehausse la tête de façon à obtenir une puissance égale au talon et à la pointe. Dans un souci d’équilibrage des masses entre les deux extrémités maintenant d’égale hauteur, il leste la hausse et le bouton de parties métalliques. Toutefois, l’invention du passant, qu’on peut dater des années 1785-90, répond surtout aux besoins de précision de l’attaque et de modulation du son qu’apporte une mèche plate. Tourte accentue le cambre de la baguette et le fait basculer plus vers la pointe. Il apporte ainsi à l’archet des qualités nouvelles d’attaque et de tenue de son. Il règle définitivement le problème de déséquilibre en tête en adoptant le Pernambouc. Ce bois est un compromis idéal : malgré son module d’élasticité plus faible que celui des essences tropicales utilisées jusqu’alors, sa moindre densité permet d’obtenir une rigidité optimale moyennant une légère augmentation de diamètres. De plus le timbre du Pernambouc est radicalement différent de celui des bois de fer. Grâce à la richesse de ses harmoniques graves, il apporte de la puissance et de la profondeur, mais perd un peu en définition et en luminosité. Il fait de l’archet moderne un archet lyrique.
Le nouvel archet répond bien au besoin de puissance des solistes. Les attaques sont fermes. La phrase musicale peut être soutenue avec une force égale d’un bout à l’autre de la baguette, le tiré et le poussé ont la même vigueur et les changements de direction de l’archet sont maintenant inaudibles. Il offre une variété d’expressions dans le chant et une réponse rapide aux variations d’intentions.
Ce modèle est devenu un standard. On n’a plus guère modifié sa forme générale, sa longueur, son poids, sa hauteur de jeu. La répartition des épaisseurs et du cambre a pu quelque peu fluctuer au gré des facteurs, mais dans des proportions bien moindres qu’aux époques précédentes. Un violoniste peut passer d’un archet du début du XXIe siècle à un original du début du XIXe sans avoir la sensation de changer totalement d’outil. En tout cas, il jouera la même musique avec l’un ou avec l’autre.
Cet archet a été adopté par les violonistes du monde entier. Sans se transformer, il se prête à toutes les musiques. Faut-il y voir la preuve de son adaptabilité ou bien du conformisme des musiciens et des archetiers ? Bien souvent les musiciens ignorent les qualités et l’existence-même d’autres archets. Au contraire les violonistes qui ont une pratique de l’interprétation sur instruments anciens apprécient les variétés de diction, de chant, de couleurs sonores qu’ils peuvent tirer d’archets de différentes époques. Une évolution du standard actuel apparaîtra peut-être à cause de la situation nouvelle engendrée par les difficultés d’approvisionnement en Pernambouc. On a vu l’importance qu’ont eue les changements de bois sur les qualités dynamiques et sonores des archets à travers l’histoire. Un éventuel changement de matériau modifierait certainement bien des propriétés de l’archet moderne.